La mobilisation dans les chantiers de jeunesse en Algérie en 1942



L’évocation de la participation des chantiers de jeunesse d'Algérie à la libération de la France n'a pas pour objectif de rappeler une partie de l'histoire de la guerre de 1939-1945, que d'autres ont relatée bien avant et beau-coup mieux qu'un «ex-jeune» du groupement 103 de Blida ne pourrait le faire.
Tout a commencé, dimanche 8 novembre 1942 où dès 7 heures du matin, nous voyons rue Sadi-Carnot à Alger, des chars Renault, faire mouvement vers le port. Des opérateurs « radio» dressent leurs antennes à Hussein-Dey, autour de la caserne Hell où depuis quelques mois une nouvelle unité, le 45e régiment de Transmissions, s'est installée dans des bâtiments militaires en dépit de la curiosité des commissions d'armistice.
Devant l'ampleur des forces débarquées, il apparaît très clairement, dès lundi 9 novembre que l'Algérie va reprendre sa place au combat contre l'Allemagne.
Les jeunes de la classe 1942, une classe pleine issue de l'après-guerre 14/18, dont un contingent doit prochainement être appelé, se demandent aussitôt quelle forme va prendre cette mobilisation.
La réponse à cette question ne tardera pas à leur parvenir dès le 12 novembre.

La mobilisation de la classe 1942 dans les Chantiers


Dépourvu du temps et des moyens d'imprimer et de faire apposer les affiches caractéristiques, surmontées de deux drapeaux tricolores, l'office de liaison des chantiers de jeunesse 23 avenue de l'Oriental à ALGER faisait diffuser par la presse et notamment par la « Dépêche Algérienne » et « l'Écho d'Alger » l'encart suivant, dans leurs éditions des 12, 13 et 14 novembre 1942.

Chantiers de la jeunesse, incorporation

Les jeunes gens d'Alger ville et des communes du département d'Alger, incorporables au groupement 103 à Blida, sont priés de se rassembler à la gare d'Alger-Agha, samedi soir 14 novembre à 23 h 00. Départ du train 0 h 30 le dimanche 15 novembre.
Le train prendra au passage à Hussein-Dey les jeunes gens de cette localité, de même que ceux habitant sur le parcours Alger-Blida. Les jeunes gens d'Alger-ville et Maison-Carrée, incorporables au groupement 104 à Djidjelli, seront dirigés sur Blida par le même convoi. Ceux habitant Boufarik, Blida et environs, rejoindront également le groupement 103 à Blida.
Les jeunes gens du département d'Oran et ceux du département de Constantine recevront des instructions ultérieures pour se mettre en route. Toutefois, s'ils peuvent rejoindre par leurs propres moyens, ils ont intérêt à le faire dès que possible.
Les jeunes gens incorporables en France, devront rejoindre le groupement 103 à Blida, de même que les étudiants en médecine et pharmacie affectés précédemment au Maroc et en Tunisie.
Les étudiants titulaires d'un'« délai d'incorporation» habitant le département d'Alger, sont invités à rejoindre Blida, train de Oh 30 le dimanche 15 novembre 1942. Toutes dispositions contraires au présent texte sont annulées.
Se munir de vêtements chauds, de la carte d'alimentation, du permis de circuler et du prix du billet. Pour tous renseignements, demander l'Office de liaison des Chantiers de la jeunesse, Alger, 23 avenue de l'Oriental. Tel. 903-12.

L'ambiance au départ en gare d'Alger

Dès 21 heures, dans une gare obscurcie par un strict black-out, bruissante des appels. oh ! combien sonores des groupes qui se cherchent ou se constituent par ville ou village, on distingue nettement ceux des Oranais.
Les cadres des Chantiers, utilisent de virils qualificatifs pour nous exhorter à ne pas nous comporter comme dans un meeting d'un certain parti politique.
C'est ainsi, que dans une ambiance presque joyeuse sont accueillis et canalisés les jeunes d'une Algérie désormais entièrement mobilisée en vue de la libération du territoire National.
Entre-coupé d'arrêts et d'alertes aériennes le trajet de 50 kilomètres est long. Ce n'est que vers 9 heures du matin que nous arrivons à Blida à la halle aux tabacs.

La halle aux tabacs de Blida

Nos regards de civils se portent immédiatement sur la façade qui borde la place du marché. Cette façade blanche, disparaissait sous un revêtement de planches aux pieds desquelles, une corvée de jeunes s'efforçait de vider dans un tombereau, le contenu de dizaines de lessiveuses, débordantes, aussitôt remises en place pour l'aisance de milliers de jeunes. Le très vaste bâtiment de la halle aux tabacs n'avait pas été conçu pour recevoir, simultanément un aussi gros effectif.


La corvée de « jus » de retour au « marabout » sous la neige

Le groupement 103

Sous les ordres du commissaire général Van Hecke, le groupement, comportait 12 groupes dont un groupe de commandement, un groupe d'intendance, habillement et administration, basés à Blida. En fait le groupement 103 étend ses structures frange de la Mitidja ;
— à Camp des Chênes trois groupes dont:
- l'École des cadres dirigée par le chef Hachin ;
- le 7e groupe commandé par Philippe de Rochambeau. Ses « marabouts», sont dressés au cœur de l'Atlas blidéen au milieu d'un cirque de montagnes.
Comme dans tous les autres, les Jeunes du 7e doivent affronter sous les « marabouts» les rigueurs de l'hiver, Avec la pluie, le froid et la neige.
- au pic de Mouzaïa, le 9e groupe, groupe disciplinaire, commandé par le chef Andréa ;
- à Mouzaïa-les-mines, un groupe ;
- à El-Affroun, un groupe commandé par le chef Auriacombe, un sportif, ancien joueur du « Racing Universitaire Algérois, R.U.A. » d'autres groupes, ainsi que leurs éléments sont implantés à La Chiffa, au Ruisseau des Singes, à Loverdo et à Marengo.
Chaque groupe réunit 4 ateliers, il y a quatre équipes par atelier. Les bâtiments se réduisent à quelques éléments en «dur», ou en préfabriqué, que certains appellent «Cocabat». La cuisine est faite sur des « roulantes» de l'Armée. Les pneus en sont généralement prélevés pour équiper des charrettes. Chaque groupe est doté d’une «arraba» tirée par un mulet récalcitrant. Les déplacements se font par train, surtout à pied, les groupes sont généralement situés en montagne, à quelques kilomètres d'une gare.

Le moral des jeunes

En cette période de mobilisation, le formalisme n'est pas de rigueur, pas de conseil de révision, pas de visite médicale, donc pas de réforme. Les jeunes sont heureux d'être appelés à libérer la France, dont ils se sentent déjà orphelins, après une coupure encore fraîche avec la Métropole, puisqu'elle ne date que de quelques jours. En fait il règne à la halle aux tabacs de Blida, un enthousiasme qui ne peut pas être imputé au prestige de l'uniforme.
En effet, celui que l'on nous remet au bout de trois ou quatre jours provient de réserves «camouflées» par l'armée. Toutes les pièces devaient à l'origine être bleu horizon ou kaki.
Les souliers à la pointure sont les plus difficiles à obtenir. Chaussettes et sous vêtements sont civils, à l'exception d'un caleçon blanc coupé au-dessus des genoux.
Les bandes molletières, ceintures de flanelle, jersey, capote 3/4 sans ourlet ainsi que le béret, sont verts. Un casque complète l'équipement.
Beaucoup d'entre nous avaient juste vingt ans, et si l'ambiance était optimiste, c'était probablement parce que nous étions en milieu connu et que cette mobilisation nous procurait l'occasion de retrouver des camarades d'école ou du quartier.

Le voyage de Blida à El-Affroun

Notre groupe est affecté à El-Affroun. Le déplacement se fait par la route et à pied dans la nuit du mercredi 18 novembre. Le ciel est éclairé par les lueurs des balles traçantes tirées sur des avions qui attaquent les installations aéroportuaires d'Alger et de Blida. Nos sacs sont lourds et nos brodequins manquent de souplesse. Nombreux sont ceux, qui peu habitués à ce genre de déplacement doivent être aidés et soulagés du port de leur sac.
Au petit matin, nous traversons El-Affroun encore endormi. Aussitôt franchie l'entrée du village, nous prenons une route qui s'élève rapidement au-dessus de la plaine.
Après un parcours de 3 à 4 kilomètres, le camp est situé à gauche de la route, abrité sous des pins maritimes, quelques bâtiments en ciment, beaucoup de
« marabouts » et donnant sur la plaine une trouée ensoleillée nous permet de voir sur un éperon rocheux, un mât et des équipes déjà en place pour le salut aux couleurs.
Finie la nuit hachée par les rafales des mitrailleuses anti-aériennes, le soleil enveloppe la Mitidja et la forêt, d’une ambiance chaleureuse et presque paisible.
Sur une pente où le rocher apparaît, « un marabout » nous est affecté, il faudra au préalable en aménager les abords et le mettre hors d’eau.


La tenue d’été,
casque liége et toile, ceinture verte et bande molletières



Jeunes en subsistance

La section n'existe pas dans les chantiers, il y a des équipes désignées par le nom de leur responsable, en fait à El-Affroun, en raison d'un encadrement insuffisant c'est un jeune récemment appelé qui en fait fonction.
Avec un séminariste, futur « Père Blanc» la composition de mon équipe est le reflet fidèle de cette Algérie soleil entièrement mobilisée.
Le matin après le café «pur pois-chiches», la boule de pain à douze, le décrassage, l'équipe se retrouve autour d'un robinet. Pour les dents nous frottons notre brosse sur une pâte rose contenue dans une boîte ronde en aluminium, pour les cheveux un coup de peigne humide. Cependant l'opération la plus délicate, réside dans l'ajustement aléatoire des molletières. Ceinturon bouclé. béret ajusté, nous nous retrouvons sur l'éperon rocheux. A l'est, le soleil se lève sur la Mitidja, derrière le chef Auriacombe qui commande la cérémonie du lever des couleurs.
Le camp n'a pas de douches. Une fois par semaine, nous descendons à El-Affroun. Ce déplacement, particulièrement apprécié nous procure l'occasion d'acheter un kilo de dattes chez un « mozabite » voisin des douches municipales.
Le matin, une partie de l'équipe s'affaire à l'aménagement du camp. II pleut beaucoup en cette période, Les sentiers détrempés qui mènent aux « marabouts » doivent à nouveau être pavés de pierres plates, en pure perte, puisqu'elles sont aussi rapidement absorbées par l'argile. L'autre partie se retrouve aux «pluches» devant d'imposants tas de carottes, mais surtout de navets et topinambours.
L'après-midi quelques marches en montagne, mais pas de «forestage». La nuit une équipe assure une « garde aux parachutistes». A tour de rôle, deux factionnaires, armés d'un lourd bâton, sont attentifs à l'apparition de la moindre corolle blanche.

L'avenir des Chantiers de la jeunesse

Certains affirment, notamment les cadres du groupe, que l'avenir des Chantiers est incertain, que leur transformation en corps francs est imminente. Des listes de volontaires circulent, beaucoup de candidats mais peu d'élus pour ces unités, dont certaines seraient déjà constituées et armées avec du matériel français entretenu en réserve à l'insu des commissions d'armistice germano-italiennes.
Il règne au camp une ambiance d'attente tranquille. L'arrivée du vaguemestre est un des moments forts de la journée. Lorsqu'ils ont un moment de libre, les jeunes écrivent à leur famille. Ils ont encore des enveloppes, plus tard avec la rupture des relations avec la métropole, les enveloppes seront décollées à la vapeur et retournées pour un second usage.


Les voies du destin

Le groupe d'El-Affroun, ne sera pour beaucoup d'entre-nous qu'un lieu de transit où seront prélevés, suivant les hasards des besoins du calendrier, ou de l'alphabet, les effectifs de l'Armée d'Afrique renaissante. Ainsi, ce 22 décembre 1942, vers 17 heures, un chef d'atelier commande le rassemblement du groupe. Au centre des jeunes réunis en cercle dans la boue, le cadre, à peine plus âgée tient une instruction dont l'exécution, dans la nuit et le brouillard qui tombent et la boue qui recouvre chaussures et molletières, visiblement l'embarrasse.
Après quelques hésitations, six jeunes sont désignés, ils reçoivent l'ordre de se tenir prêts à partir pour Blida dans les meilleurs délais. Par un regard indiscret, hâtivement porté sur le papier nous lisons « six jeunes présentant bien pour le Q.G. des Chantiers à Alger ».
Légèrement déçus, mais fatalistes, les jeunes disent non sans émotion, au revoir à leurs amis et à pied se dirigent vers la gare d'El-Affroun où un train doit passer vers minuit.
Le voyage est long, entrecoupé d'arrêts, nous voilà de retour à la halle aux tabacs, bien silencieuse après l'évacuation des milliers de jeunes qu'elle abritait quelques semaines plus tôt.
Ce deuxième séjour sera de courte durée. Le passage au magasin d'habillement, situé dans une large avenue bordée d'orangers, permet à la petite équipe d'échanger de vieilles tenues contre de confortables uniformes dont le pantalon vert et les bottes qui y sont ajustées remplacent avantageusement les molletières. Un casque français et une longue cape, complètent cette collection.


Décembre 1942 Casque métal français

Noël 1942

En ce 24 décembre 1942, il fait très beau à Blida ; une journée ensoleillée, ciel étoilé. Nos six jeunes arrivent, sac au dos à la gare de Blida pour prendre place dans un train qui doit les conduire à Hussein-Dey, une gare de la banlieue d'Alger.
La gare est enveloppée de la fumée émise par les « générators smok » entretenus par des soldats anglais des unités de D.C.A. Par cette nuit étoilée, les alertes aériennes sont incessantes. Le train attendu ne partira de Blida que vers 3 heures du matin, pour arriver à Hussein-Dey, le 25 décembre vers 6 h 30. Par la grande rue où les trams des C.F.R.A. ne circulent pas encore, les jeunes rejoignent le dépôt de la musique des Chantiers situé sur un des côtés de la place de la Mairie. En ce matin de Noël, les jeunes en faction sont tristes. Au poste de garde, la petite équipe apprend la fin tragique de l'amiral Darlan, ainsi que celle d'un dirigeant des Chantiers. Bien que ces deux drames ne soient pas liés, l'ambiance est à la tristesse. Ces fins tragiques et inexplicables suivies moins de 24 heures après, de celle d'un jeune des chantiers qui, comme beaucoup d'autres, voulait servir son pays, témoignent de l'âpreté des luttes qui se déroulent à l'insu de tous dans Alger, capitale de la France en guerre.
Le Quartier Général des Chantiers situé à la Robertsau, où nos 6 jeunes arrivent, ce 25 décembre 1942, avec ses 25 000 ou 30 000 hommes dont les plus anciens sont déjà aguerris, excite bien des convoitises et des ambitions.

La hiérarchie verticale et ses horizontales :

De nombreux généraux français, américains, anglais, sont reçus à la Robertsau, des hommes politiques y font antichambre. Beaucoup de femmes parlent haut et fort de la libération de la France, mais se comportent surtout en femmes déjà libérées.
Aussi à partir de janvier 1943, le Commissaire Général Van-Hecke mettra-t-il ses effectifs à la disposition de l’Armée pour ne conserver sous son commandement qu’un régiment, le  7° R.C.A.


Le « jus » à la roulotte

Les responsables de l’Armée d’Afrique renaissante puiseront, dans ce vivier, les hommes mis à leur disposition pour les unités qui se créent ou se reconstituent de Meknés à Tébéssa.

Quelques mois après le 8 novembre 1942, les anciens des Chantiers de la Jeunesse d'Algérie participeront à la libération de Tunis et à la douloureuse mais victorieuse marche vers l'Italie, la Corse, la France, puis l'Allemagne du Rhin au Danube.
Des Chantiers de la Jeunesse d'Algérie, il ne restera que le 7e R.C.A. régiment de tradition. Cependant au-delà de cette brillante unité que nous retrouverons quelques mois plus tard débarquant à Saint-Tropez, il y a tous les anciens des chantiers qui, depuis la halle aux tabacs de Blida se sont retrouvés au 4e R.T.T., dans les unités marocaines de montagne, les zouaves et les tirailleurs algériens.
Cette brève tranche de vie, aujourd'hui complètement oubliée, méritait ce rappel en forme d'hommage, car tant de ces jeunes sont tombés sur les champs de bataille.

Edgar SCOTTI

In : « l’Algérianiste » n° 45

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